Regarder la vie des autres. N’est-ce pas quelque chose que nous avons tous fait ? Quelque chose qu’il nous arrive régulièrement de faire ? Quelque chose que nous ferons toujours ? Il faut l’admettre, l’Homme peut difficilement regarder uniquement sa propre personne et c’est un comportement normal. En l’occurrence nos yeux ne voient pas seulement à travers le prisme du réel qu’à travers toute autre observation qui nous rappelle à la vie des autres comme les œuvres à l’écran et les livres.
Quoi qu’il en soit, nous nous sommes toujours intéressés à d’autres vies par ce qu’elles sont, ce qu’elles exposent et cela peut-être intéressant dans le sens où ces vies peuvent inspirer et nous permettre de grandir intellectuellement parlant. Le problème se situe plus dans son pendant nous amenant à contempler des vies plus misérables que la nôtre ou alors si extravagantes que celles-ci nous sont inatteignables. Nous devons concevoir que ces dernières tendent à nous rendre passif et accrocs, nous faisant peu à peu oublier notre condition même.
La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir, mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort.
Pascal sur LE DIVERTISSEMENT
Quel est le rapport entre cette citation de Blaise Pascal et, le voyeurisme et la vie par procuration ? Le divertissement est défini comme « action de détourner quelqu’un de quelque chose » (Larousse). Il est donc clair que le divertissement existe pour que nous oubliions notre condition actuelle. Par rapport à l’angle dans lequel je souhaite amener le thème, cela est parfaitement cohérent. Pourquoi ? Normalement vous avez compris. Les deux sont évidemment des divertissements. Et c’est ce que nous allons expliquer.
Le postulat montre que l’homme tend à vivre au jour le jour afin d’oublier sa condition misérable et ses lendemains misérables. Il oublie son soi et ne parvient plus à agir sur le monde réel, devenant ainsi un esprit vide et malléable, il ne se remet plus en question car cette réflexion lui demande somme tout un effort. Et d’effort il n’en peut plus. L’esprit, conditionné à ne plus agir, ne voit plus comme une possibilité sa propre mise en abyme et se conforte dans sa condition médiocre.
Finalement, nous en revenons à cette culture de l’instantané dont j’ai pu parler dans mon article sur la « gloire de l’individu ».
Voyeurisme
Le voyeurisme se définit par « tendance à se repaître de la souffrance et des malheurs d’autrui » (Larousse). Regarder la vie du misérable, c’est quelque chose que nous allons rechercher par facilité. Nous recherchons à tout prix à éprouver l’une des six émotions fondamentales (la joie, la colère, la peur, la tristesse, la surprise, le dégoût d’après Paul Eckmann) dans le but de nous oublier nous-même le temps que nous allions dormir ou que nous retournions au travail. Et il est important de le souligner. Les moments où notre réflexion va être mise en oeuvre disparaissent totalement et cela finit par nous plonger dans une routine mortifère, routine qui va doucement tuer notre âme, faisant ainsi de nous des coquilles vides dont nous ne pouvons plus nous échapper. Et quelque part, ceci n’est pas incohérent avec la société actuelle. Une coquille vide ne va pas agir et ne va jamais aller au-delà de son champ de vision, devenant quelqu’un de facilement manipulable pour quiconque en aurait l’intention.
En tout cas, le voyeurisme n’est qu’une conséquence des dérives de notre société. Facile d’accès, immédiatement rémunérateur et quantitativement infini il nous emmène malgré lui à ne plus nous en passer.
Vivre par procuration
Vivre par procuration peut se définir comme « vivre par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre ». Cela, avec parcimonie, n’est pas foncièrement un mal. Comme dit plus haut, si le but recherché est l’inspiration ou l’apprentissage, cela reste acceptable. Par contre, à partir du moment où ce n’est plus ce que nous recherchons, cela devient un problème. En effet, d’inspiration à fuite du réel, il n’y a qu’un pas et tout comme avec le voyeurisme, ce pas nous enlève toute vélléité d’agir.
Par conséquent, le voyeurisme et la vie par procuration ne sont que les deux faces d’une même pièce, dans le sens où les deux agissent de la même manière sur nous et entraînent l’oubli de soi.
Dans le cas de la vie par procuration, notre projection dans la vie d’une autre personne se ramène littéralement à « rêver sa vie« . Nous ne pensons plus que nous avons le pouvoir d’agir sur le monde qui nous entoure, par contre, nous pouvons regarder d’autres le faire, et contrairement à nous, le réaliser avec succès. « Qu’aurais-je fait si j’avais réussi ?« , voilà le genre de questions que nous nous posons lorsque nous tombons dans ce travers moribond. Il n’y a plus de voie possible pour notre personne dans le réel et en conséquence, nous nous réfugions dans une vie imaginaire.
Échec
Quoi qu’il en soit, tout cela mène à un constat unique : ceci démontre clairement un aveu d’échec de nos actions dans le réel. Nous n’arrivons plus à trouver un sens à nos actes car ceux-ci ne parviennent plus à faire écho dans la réalité et cela nous amène inéluctablement à baisser les bras et trouver refuge dans la vie d’autres personnes. Cet abandon de soi est d’autant plus dramatique qu’une fois la ligne franchie, il est difficile d’en revenir.
La mise en abyme de soi peut faire peur.
Fêlures: Mise en abyme de Taisuke Mohri
Toute volonté de s’échapper disparaît et vient notre propre complaisance à cette vie qui ne nous sied pas et pourtant qui nous contente. « Je ne suis pas si mal » nous persuadons-nous chaque jour et chaque seconde passée à oublier notre condition à travers la vie des autres y contribue grandement. La contrariété de notre quotidien n’existe plus, remplacée par ces vies plus intéressantes que la nôtre.
Que faire ?
Lorsque nous sommes abreuvés chaque jour de ces images qui voilent notre existence, il est compliqué de s’en sortir. Nous pouvons sans le savoir tomber dedans et passer des dizaines d’années sans comprendre ce mal qui nous ronge. Mais même après avoir dit cela, comment le découvrir ? comment s’échapper de cette spirale qui nous empêche toute clairvoyance ?
Un bon début serait de nous remettre en question. La réalité si nous y réfléchissons bien, nous la connaissons déjà. Celle-ci est peut-être enfouie en nous néanmoins elle existe, caché de notre propre volonté par d’autres vies qui forment une barrière au réel. Et pour parvenir à sonder de telles profondeurs dans notre for intérieur, il faut en avoir la volonté et l’envie. La difficulté peut-être ardue et cela peut prendre du temps pourtant il faut concevoir que nous en sommes capables. Posons-nous les bonnes questions. L’action que j’entreprend est-elle futile ? Que va-t-elle m’apprendre ? Est-ce que cela va m’inspirer pour ma propre vie ? Tant de questions pour juger de la vacuité de nos actions. Au fond, nous connaissons tous la réponse à ces questions, c’est pourquoi nous les poser nous permet de voir véritablement ce dont nous avons besoin.
Egalement, Ce n’est pas parce que nous avons échoué dans tout ce que nous avons entrepris jusque lors que nous devons abandonner car il suffit d’une fois pour changer la donne. Il est toutefois nécessaire de préciser un point important. Nous ne sommes définitivement pas voués à la même réussite et celle-ci ne peut d’ailleurs être hiérarchisée sinon par des critères humains discutables. Tout peut-être en soi une réussite, du réveil le matin à un achat important en passant par une partie gagnée dans n’importe quel domaine. Même une défaite peut devenir une réussite si nous considérons que nous avons tout donné et que nous en éprouvons de la satisfaction. Toute réussite est une victoire et toute victoire est décisive. C’est cela la véritable vie, celle qui nous fait grandir et une fois que nous aurons compris, nous n’aurons plus à nous projeter dans d’autres vies pour nous satisfaire. Nous n’aurons qu’à observer notre oeuvre s’élever peu à peu vers le ciel et nous rendre compte de notre accomplissement.
Conclusion
Se projeter dans la vie des autres ? Pourquoi faire ? Pour se moquer ? Pour vivre une vie que nous n’avons pas ? Cela est une mauvaise idée. Pour s’inspirer ? Pour apprendre ? Pourquoi pas. Toujours est-il que nous vivons dans le monde réel et que c’est à l’intérieur de celui-ci que nos agissements ont cours. Il est nécessaire de prendre du recul sur notre situation pour voir que nous pouvons agir sur notre environnement. Chacun de nos actes est susceptible d’ériger une pierre de plus dans cet univers mais il n’en tient qu’à nous de voir la valeur que nous accordons à nos actes et non pas la valeur que la société semble y accorder.